Ma petite enfance, je la passe quartier Saint Julien à Rouen, près du Jardin des Plantes. Pour autant que je me souvienne, j’ai de cette période, courant jusqu’à l’âge de mes cinq/six ans, des souvenirs heureux, d’insouciance comme peut les éprouver un enfant de cet âge s’éveillant à la vie. J’ai mémoire de mes promenades avec ma famille ou mon école lors de sorties scolaires dans les rues de ce petit quartier populaire, très vivant, ou bien au jardin tout proche. A l’école, tout va bien. Je comprends vite en classe les petits exercices que l’on nous donne à faire et je m’intègre bien au groupe des autres enfants- je conserve ainsi le souvenir de belles amitiés dans la cour d’école. J’ai même une petite amoureuse, Anne-Sophie. Seule ombre au tableau- qui aura son importance-, je pose problème au moment de la sieste : je ne dors pas et fonds en larmes dès qu’on m’y oblige, à tel point que ma mère sera convoquée par la directrice pour lui expliquer la situation… Ce refus douloureux de dormir ne sera pas sans suite dans ma vie d’adulte, et même alors, dans l’appartement familial, je me rappelle de veilles ou de réveils nocturnes. Je me levais en pleine nuit et, tandis que ma sœur et mes parents dormaient, je me mettais à arpenter les couloirs et les pièces de l’appartement seulement éclairés par les lampadaires extérieurs. Ces petites aventures nocturnes, ces « escapades » dans la nuit, comme sûrement autant de moments de liberté, je les payais le lendemain : je me levais toujours le dernier, fatigué déjà.
1986. Année du déménagement dans un petit pavillon sur le Plateau Est de Rouen. Changement complet de décor et début d’un mal-être grandissant pour moi. Ma mère fait alors une grave dépression nerveuse – nous irons la voir alors qu’elle est hospitalisée depuis plusieurs semaines. Très proche d’elle de caractère, je pense avoir éprouvé ce même sentiment de déracinement et d’un nouveau départ dans la douleur. Nous emménageons dans une maison quasi-vide ; nous mangions les premiers temps sur une table de camping dans la salle. Mes parents avaient beaucoup économisé pour cette maison et les débuts y étaient difficiles. Jeune garçon très sensible, je deviens anxieux ; à l’école primaire communale où je fais ma rentrée, je porte un bandage autour du bras. Tout le monde croit à un bras cassé, j’ai en fait un zona d’origine nerveuse me couvrant toute la paume de la main. Quotidien de cette nouvelle scolarité : quelques joies, mais peu à peu, après l’excitation de la découverte de la « grande école », un profond et insidieux sentiment d’ennui. J’ai l’impression de perdre mon temps ; j’ai cette chance de comprendre très vite ce qu’on me demande de faire en classe et du coup, au fil des journées, entre deux leçons ou deux exercices, je m’abandonne, les yeux dans le vague, à des rêveries ; je m’évade par la pensée. Je commence de plus en plus à me sentir différent des autres élèves, en marge, et cette impression de non-appartenance à ce monde se manifestera un jour avec violence pour moi chez mes parents, dans l’escalier. J’ai alors cette intuition angoissée que le monde aurait très bien pu être autre, voire pas du tout. J’avais moins de dix ans alors ; un peu jeune pour faire de la philosophie… Je me sens de plus en plus seul malgré mes amis, et même des amours. C’est durant cette période qu’apparaissent des TOC, révélateurs de mon angoisse permanente, celle de ne pas se réveiller le matin- rituel, qui peut durer une demi-heure, d’être sûr que mon réveil sonnera- ou celle, atroce, qui me suivait toute la journée, de savoir si j’avais bien fermé la maison familiale à clé. Le pire est atteint le soir : au coucher, j’éprouve des terreurs, j’ai des hallucinations, je vois les murs de ma chambre bouger, s’avancer vers moi, prêts à m’écraser. Je me coupe alors du monde, m’enferme dans la lecture, les jeux vidéo. Je suis en dépression quasi-chronique, cyclique, notamment lors de l’arrivée de l’automne et de cette lumière qui baisse… L’atmosphère de la maison familiale est complètement viciée par des tensions ; une violence plus ou moins sourde s’installe entre mes parents : problèmes, voire histoires de couples ? Surtout caractères conflictuels entre un père autoritaire, chef de famille, et une mère dépressive, mais rebelle, fatigués tous deux par leur travail et leur vie de famille. J’encaisse leurs disputes en plein repas le week-end, ma mère finissant le plus souvent en larmes, et en vient à adhérer de moins en moins à l’idéal conformiste et matérialiste de notre éducation : « Travaillez-bien à l’école, vous aurez plus tard une belle voiture et une belle maison ».
Les années 90. Passage au collège et même sentiment d’ennui, d’étouffement, sans aucune issue possible. J’ai un avenir assuré pourtant : « Romain peut s’orienter vers n’importe quel métier, il est bon partout » – le principal du collège à ma mère. Sauf que je ne sais fondamentalement pas ce que je veux faire… Ma seule respiration, ce sera la musique pop, rock, que je découvre à la radio sur une chaîne hi-fi tout juste offerte, avec tous ces groupes chantant ou scandant leur mal-être, Nirvana, Radiohead, R.E.M., et incarnant pour le jeune ado que je suis une vie autre, complètement différente de la mienne. L’alcool intervient très tôt alors, plus ou moins consciemment, pour en finir avec cette vie insupportable. Mon premier verre, je me le sers seul, un après-midi, chez mes parents. Un verre rempli du whisky de mon père, qui passe mal – j’ai quinze ans – mais que je bois quand même, et que je vais accompagner d’un des cigarillos de mon père, également. Voilà. Comme un rite de passage vers l’âge adulte, je m’offre en l’espace d’une demi-heure une nouvelle posture, une nouvelle vie ; le jeune garçon angoissé, complexé, introverti à l’extrême, a décidé de passer à autre chose. Je ne savais pas alors que le résultat pourrait s’avérer aussi désastreux.
1996. Je rentre au lycée en seconde générale et là toutes les barrières tombent. Mes petits camarades et moi sommes accueillis par notre professeur principal, le professeur de mathématiques. Le propos liminaire à notre arrivée dans l’établissement est on ne peut plus clair : « Ici, vous n’êtes plus au collège. Si vous avez décidé d’aller au bar d’à côté plutôt que de venir en cours, rien ne vous en empêchera. C’est à vous de voir ». Stupéfaction totale, générale, mais surtout me concernant une véritable exultation intérieure. L’alcoolique en puissance que j’étais n’attendait que cela ; je suis donc libre ! Le programme me convient tout à fait : tant que je maintiendrai mes résultats en cours, je pourrai faire ce que je voudrai. C’est alors que je commençai à véritablement expérimenter mon alcoolisme naissant, un autre mode de vie fondé donc sur les consommations d’alcool, à forte dose, mais aussi de tabac, de cannabis dans le cadre de fêtes et de beuveries les jours voire heures de relâche. Le produit me désinhibait complètement, je me sentais fort, je me liais aux autres et je devenais moi-même quelqu’un d’autre, une autre personne. Mon surnom de l’époque : « Romano », une sorte de personnage hâbleur, un beau-parleur à la tchatche un peu délirante, un « intouchable », qui tient l’alcool en fête mieux que les autres, et qui, en cours, se permet de faire le bouffon puisque les résultats suivent… En fait, pas tant que ça, dans un deuxième temps. Je gère tout ; en fait, je ne gère rien du tout. Après une première scientifique où mes notes en math finissent au plus bas, je passe en terminale littéraire. Je vis très mal cette année. Mon caractère dépressif reprend le dessus ; je perds quasiment le sommeil ; je m’enfonce dans le produit, le cannabis que je consomme tous deux quotidiennement. Je commence à m’isoler des autres, du monde.
Un regain, une reverdie survient au printemps 1999. J’obtiens mon baccalauréat avec mention et, sur les conseils de mon professeur de Lettres, je rentre en CPGE au Lycée Jeanne d’Arc de Rouen. Averti de l’intensité exigée du rythme de travail dans ces classes, je décide de me plier à une discipline personnelle drastique. J’arrête de fumer, cigarettes et joints, je reprends le sport et je décide de ne plus sortir, le tout sans vraiment penser à l’alcool- le fait est pourtant que je ne bois plus non plus. Cette nouvelle hygiène de vie porte ses fruits : j’ai toujours un mal fou à dormir mais je vais mieux, je travaille dur et obtiens de bons résultats. La récompense de tout cela arrive le plus sournoisement du monde sous la forme d’une bière que je vais chercher un soir dans le garage de mes parents. Je l’ai bien méritée après tout. Je la bois debout, dans le hall d’entrée de la maison. Je lui trouve un goût étrange. Pour la première fois de ma vie, je pressens, sans me l’avouer ouvertement, que j’ai un réel problème avec l’alcool. J’y ai repris goût ; je suis dépendant et j’ai repris le premier verre, l’alcool ne me lâchera dès lors plus. Je m’en sers alors pour décompresser, après les cours, pour dormir, pour m’assommer. Epuisé par ma consommation plus qu’excessive, je passe complètement à-côté des épreuves du concours. J’obtiens malgré tout mon DEUG par équivalence, que je complèterai l’année suivante- je ne sais comment- par une licence à l’université de Rouen. Je veux par la suite retenter une prépa à Paris, j’abandonne de nouveau en cours d’année. Le retour à Rouen se fera en clinique psychiatrique pour une cure de sommeil et pour soigner ce qui n’est pour tout le monde alors qu’une dépression nerveuse. Sur les conseils de mes parents, je trouve un petit emploi à mi-temps de surveillant dans un établissement scolaire de Rouen tout en m’inscrivant de nouveau à l’université, en maîtrise. Je perds alors de plus en plus le contrôle de ma vie : je bois chez mes parents, dans ma chambre, stockant les bouteilles vides dans le coffre de ma voiture, je conduis alcoolisé, je vais travailler alcoolisé. Essayant désespérément de retrouver un semblant de maîtrise, j’en arrive même, une fois, à aller à la piscine faire des longueurs, dans le but hypothétique de casser immédiatement les effets d’une cuite, au moment où, après avoir bu, je me sentais pris au piège, corps et âme. L’idée, vieille de l’époque du lycée, d’en finir définitivement avec ces souffrances se met alors à réapparaître de manière de plus en plus insistante. Mon état de santé physique et moral se dégradant au fil des mois, n’en pouvant plus, je décide de passer à l’acte, par pendaison, un midi chez mes parents. Grâce à Dieu, la ceinture d’on je m’étais servi cassa. Nouvelle hospitalisation à Charles Nicolle, service psychiatrie. La dépendance alcoolique, au-delà de la seule dépression, apparaît manifeste, mais l’arrêt du produit, lui, impossible. Mes parents m’orientent vers une cure de désintoxication près de Tours. J’arrive à arrêter le temps de cette cure mais replonge presque aussitôt une fois sorti ; je ne sais plus vivre sans alcool, ne connaissant que vide et frustration dans l’abstinence, et mon orgueil me refusant d’aller dans une association. Je refais une deuxième cure où je comprends un peu mieux la maladie- le principe du premier verre- et où je suis également diagnostiqué bipolaire. L’on me prescrit alors un traitement médicamenteux à vie, selon les médecins. Je reste abstinent six mois, je recommence malgré tout à boire en continuant à prendre mon traitement, considérant que la maladie bipolaire prime sur la maladie alcoolique- c’est en soignant la première que j’arriverai tout naturellement à arrêter de boire. Cela n’arrivera jamais. Ma vie n’oscille plus désormais- une fois mon job perdu- qu’entre des périodes d’alcoolisations massives avec ce que cela comporte de dérives en ville la nuit, d’abstinences compensées par une dépendance grandissante aux médicaments et de séjours fréquents en institutions psychiatriques. Ma puissance supérieure alors, à cette époque, c’est l’HP, le seul moyen, à mon initiative, de me mettre à l’abri de l’alcool, et de moi-même. J’y suis hospitalisé au moins une fois l’année. Je me soumets alors complètement à cette vie recluse, seule alternative pour moi à ma folie d’alcoolique pratiquant.
C’est à cette époque, vers la fin des années 2000, à l’hôpital, que je fais une rencontre qui me marquera profondément. Elle s’appelle Delphine. Je tombe immédiatement sous le charme- je ne savais pas alors qu’elle-même était alcoolique, et suicidaire… Il s’ensuit une relation amoureuse fusionnelle, passionnelle, alimentée pour beaucoup par l’alcool que nous consommions ensemble. Cette relation dévorante durera deux ans, ponctuée par autant d’extases, que de conflits et de séparations violentes. L’alcool, c’est l’abîme qui nous relie. Fin août 2011, alors que nous étions séparés de nouveau et que je me trouve en famille, je reçois un coup de téléphone de sa sœur. Elle m’apprend alors qu’on a retrouvé Delphine morte dans son appartement ; elle a réussi à mettre fin à ses jours… Je m’effondre. Je ne le savais pas alors, mais je touche mon fond. Mes parents désemparés m’emmènent avec eux dans leur appartement dans le Sud de la France. Je me lève à midi pour l’apéritif, début de ma consommation quotidienne. Mes parents tolèrent tant bien que mal mon alcool, ils ont compris que je ne pouvais plus m’en passer. Je leur fais vivre alors, malgré moi, un enfer. Ils- mon père surtout- me font promettre de me tenir tranquille le soir, d’aller me coucher, d’être raisonnable. Malgré toute ma volonté, je ne tiens pas ces promesses, je suis alcoolisé, il me faut m’échapper la nuit dans les bars et discothèques alentours, d’où il m’arrivera une fois de rentrer en sang, m’étant battu pour une bouteille. Un soir, mon père s’oppose plus fortement que d’habitude à une nouvelle virée de ma part ; il s’ensuit une violente altercation physique ; mon père me bouscule ; l’idée de lever la main sur lui me vient en tête, Dieu merci, je ne le fais pas. Mon père me couche ; je le laisse plus ou moins faire, leur hurlant alors, leur vomissant, à lui et à ma mère impuissante, tout mon désespoir et toute la haine que j’avais de leur éducation, responsable pour moi alors de tout cela. J’entendrai mon père quelques minutes plus tard pleurer dans la salle de bain.
J’ai 30 ans. Je ne le sais pas encore mais je suis arrivé au bout du chemin de l’alcool. Quelques semaines plus tard, un énième soir d’alcoolisation, après avoir composé tous les numéros de mes contacts téléphoniques- amis, famille- qui ne me répondent plus depuis belle lurette, je me saisis d’un annuaire et là, pour la première fois, en premières pages, je vois le numéro des Alcooliques anonymes. J’avais fait le tour par téléphone des associations d’entraide, des associations philosophiques et religieuses, sans parler de SOS Amitié, avec toujours ce besoin inextinguible de parler. Je m’étais même retrouvé, pour l’anecdote, à discuter à plus de minuit avec une âme charitable, un Monsieur du temple bouddhiste de Rouen, juste venu vérifier l’alarme de la salle, et qui avait répondu à mon appel. Bref, j’avais tout essayé mais appeler des Alcooliques, moi qui avait certes des problèmes mais qui était surtout bipolaire ? J’ai tout de même composé le numéro. Ma vie a basculé ce soir-là. Fait étrange, je ne me souviens plus du tout de ce qui s’est dit, si, même, c’est un homme ou une femme qui m’a parlé, mais le lendemain, un jeudi soir, je me présentais à ma première réunion, au groupe « Bienvenue » de Bois-Guillaume. Mon père me l’avait écrit de manière un peu visionnaire sur une carte d’anniversaire peu de temps auparavant : « 30 ans, c’est l’âge où tout commence ». Et oui, c’est cette année là, en cette fin d’année 2011, que tout commença pour moi, grâce aux réunions AA. Cette première réunion, je n’étais bien sûr pas alcoolique, « oui mais moi c’est pas pareil » mais l’ami présent ce soir m’a remis mon petit carton jaune et là, j’ai été littéralement foudroyé. Le texte « Rien qu’aujourd’hui », de manière très belle et très simple, par le principe des 24 heures, m’indiquait la voie vers l’arrêt possible de l’alcool, et, au-delà, vers une bonne vie sans alcool. Je me souviens même avoir lu ce texte, complètement exalté, dès le lendemain soir à mes pauvres parents, leur expliquant que c’était là la clef d’une nouvelle vie pour moi. Depuis lors, bien qu’alcoolisé, j’ai enchaîné les réunions où j’ai été accueilli de manière incroyable, avec le sourire, par des alcooliques abstinents et heureux de l’être. Je me suis aidé par la suite de tous les outils que m’offre le programme ; j’ai persévéré, malgré les rechutes ; j’avais, et j’ai toujours, cet exemple qu’il est possible de bien vivre sans alcool. Cela va faire bientôt cinq ans maintenant que je suis dans le mouvement des Alcooliques anonymes et presque deux ans que je suis abstinent d’alcool – j’arrive même à me libérer progressivement d’une deuxième addiction aux médicaments. Mon attitude par rapport à la vie change jour après jour ; je commence, grâce à ma puissance supérieure, à me restructurer, à me remettre dans le bon sens, à agir de manière juste et droite, à pouvoir penser enfin que, moi aussi, j’ai le droit d’être heureux. J’en remercie ce mouvement et tous les amis qui le constituent et qui m’aident sur ce nouveau chemin.